Tikographie, reportage sur le projet l’eau du Saint romain
Article rédigé par Marie-pierre Demarty de Tikographie
« Je participe moi aussi à une de ces initiatives auxquelles le budget écologique citoyen a donné un beau coup de pouce. Il fallait bien que j’en parle, d’autant que les associations locales sont peu nombreuses à s’emparer de la question de l’eau. En toute humilité, récit-témoignage à la première personne. »
Quand il a été question de travailler sur la thématique de l’eau, je n’ai pas été super emballée. C’était à une autre époque, fin 2020, où globalement on pensait encore que la ressource en eau n’était pas un sujet majeur ici en Auvergne, même s’il commençait à pointer son nez. Il y avait plus urgent : l’autonomie alimentaire que le covid avait bien mise en exergue, la question épineuse de se déplacer « proprement » dans une commune très pentue, avec aucun commerce à moins de 5 kilomètres et des routes pas fréquentables à vélo, même électrique, tellement le sport national ici semble être le coupage de virages sur les chapeaux de roue.
Aujourd’hui, j’ai changé d’avis. Pour des tas de raisons qui se sont donné le mot pour s’amonceler. Je suis devenue l’un des piliers enthousiastes – et pour ainsi dire la porte-parole – d’un projet associatif intitulé « L’eau du Saint-Romain ».
La guerre de l’eau a déjà eu lieu
La commune en question est Saint-Maurice-ès-Allier, près de Vic-le-Comte. Presque un millier d’habitants, répartis en trois villages sur le flanc sud du puy Saint-Romain, un volcan dans sa partie sommitale, un creusement de roches sédimentaires pour le reste, jusqu’aux bords de l’Allier tout en bas. En résumé, une pente de 500 mètres de dénivelée. Cette configuration est importante à retenir pour la suite.
Pourquoi s’intéresser à l’eau à Saint-Maurice ? Parce qu’à la géographie s’ajoute l’histoire. Celle bien connue du village de Sainte-Marguerite, tout en bas du territoire communal : une station thermale à l’abandon, quelques sources et un geyser encore visibles, une usine d’embouteillage toujours en activité. Mais aussi d’autres éléments moins connus à l’extérieur, mais qui ont laissé des traces dans les mémoires locales.
On parle aujourd’hui beaucoup, à l’échelle géopolitique, des risques de guerres de l’eau. A Saint-Maurice, on connaît : un superbe conflit a opposé les deux principaux villages, Saint-Maurice et Lissac, situés juste l’un au-dessus de l’autre. A tel point que durant un siècle, les élections municipales ont été organisées séparément : Lissac élisait ses propres représentants au conseil, où les discussions s’enflammaient dès que le sujet de l’eau était abordé. Ceux du bas, qui n’avaient pas de fontaine, refusaient de contribuer à l’entretien des fontaines du haut. Puis Lissac a eu son système d’adduction, mais Saint-Maurice le soupçonnait d’assécher certaines sources. Chacun se renvoyait la balle, dans une épopée aux multiples rebondissements que je vous épargnerai.
A la recherche des secrets
En bonne historienne – j’ai une formation d’historienne – je me suis plongée avec délice dans la lecture des documents disponibles, dont un recueil minutieux écrit dans les années 1970 par l’instituteur et secrétaire de mairie de l’époque, Constant Roussel.
L’enjeu de nos recherches n’était pas seulement de reconstituer l’histoire. Si les sources qui s’étagent elles aussi sur les pentes du Saint-Romain n’alimentent plus les robinets depuis les années 1950, la municipalité – et notre association avec elle – pensait intéressant de revaloriser ce réseau de sources et captages de la commune. Pas potable, mais alimentant encore certaines fontaines. Avec des drains souterrains et des ressources dont on était en train de perdre l’usage et même la mémoire. Une chose que j’ai apprise au passage : ici, une source surgissant dans une parcelle privée et captée par des drains souterrains s’appelle un « secret ». Ça veut bien dire ce que ça veut dire…
En 2020, le premier enjeu était de retrouver de l’eau le plus haut possible, pour pouvoir attirer et réinstaller un éleveur sur les terrains communaux qui chapeautent notre montagne et où les paysages se referment depuis que les salers de notre agriculteur local n’y broutent plus.
Pour notre association, outre qu’elle s’appelle « Trois Gouttes d’eau », l’intention était surtout de sensibiliser le public à ces questions de ressources en eau. On n’allait pas toucher aux filets d’eau qui daignent encore s’écouler à la Font Sabeyroux, aux sources Prady ou dans d’autres lieux à localiser. Mais les retrouver, les valoriser, remettre certains bâtis en état pouvait permettre de raconter une histoire autour de l’eau, de fédérer les habitants autour de cette histoire, de faire perdurer et transmettre le souci de préserver cette ressource : pas potable pour nous, mais précieuse pour les tritons et les bergeronnettes, les écureuils et les hirondelles, les mésanges longue queue et les sonneurs à ventre jaune, les robiniers, merisiers, chênes et tout ce qui cohabite avec nous.
Chantier participatif à l’ancienne
Un moment que j’ai adoré : par l’intermédiaire de notre adjoint au maire, nous avons passé une matinée à interroger quatre « anciens » de la commune, dont Jojo Mallet, ancien garde-champêtre et dernier fontainier du village, dont je salue la mémoire car il nous a quittés récemment. De précieuses indications, des récits, des recommandations pour nettoyer les « queues de renard » (ainsi appelait-il les jeunes pousses de peupliers s’immisçant dans les canalisations en grès)…
En fouillant dans l’histoire, nous avons trouvé d’autres pépites à valoriser. Comme cet épisode de 1882 : on décide enfin d’ériger deux grandes fontaines-lavoirs à Lissac. Pour un tel projet aujourd’hui, ce serait l’affaire de la commune de trouver des financements, de faire faire les travaux par des entreprises privées sélectionnées sur appels d’offres, de superviser le chantier.
« On y lavait le linge, on y remplissait de quoi boire ou se laver. On y venait aussi pour tuer le cochon ! »
Il y a un siècle et demi, la notion de « bien commun » avait un autre parfum. Les travaux ont été financés à 80% par une souscription des habitants du village. De surcroît, ils ont été nombreux à prendre part directement aux travaux ou à prêter un cheval pour le chantier. Dans les années 1930, au moment de la construction du premier réseau de distribution à domicile, des photos attestent que ce système de participation a été reconduit. Croyez-vous que ce soit notre époque qui ait inventé le concept de « chantier participatif » ?
L’eau bien commun : c’était aussi toute la vie qui s’organisait autour des fontaines. On y lavait le linge, on y remplissait de quoi boire ou se laver. On y venait aussi pour tuer le cochon ! Les conversations s’y nouaient et les nouvelles circulaient. On repartait avec un seau dont chaque goutte, vu l’effort pour la transporter, devait être utilisée avec sagesse et parcimonie.
Quand l’eau coule à flot
L’idée de notre projet n’est pas d’inciter à revenir à ces mœurs « amish », mais d’en tirer les enseignements. Depuis l’arrivée de l’eau au robinet, les efforts pour nous l’apporter jusqu’à la maison sont devenus invisibles, pris en charge par les collectivités et par des entreprises d’envergure (multi)nationale. Ils sont pourtant colossaux : c’est une autre chose que j’ai apprise avec ce projet. Les travaux de captage (aujourd’hui depuis la nappe alluviale de l’Allier), de traitement, d’adduction, d’assainissement, d’entretien des réseaux sont impressionnants. Et à regarder de plus près cette histoire plus récente, on se rend compte que le prétendu besoin en eau grossit de décennie en décennie, occasionnant de nouveaux travaux pour augmenter la capacité des canalisations. Depuis que l’eau coule au robinet, on la laisse couler…
Jusqu’à aujourd’hui. Parce que voilà que l’actualité climatique rejoint notre initiative au moment où celle-ci prend de l’ampleur.
Parce que ce projet de « L’eau du Saint-Romain », jusqu’à il y a peu, nous le portions à trois ou quatre. Voire à deux, avec mon camarade Stéphane qui s’y connaît plus que moi sur les aspects techniques, et moi-même pour les aspects récit historique. Et les copains autour, qui s’intéressaient ou donnaient un coup de main à l’occasion.
« Un budget sans commune mesure avec ce que nous gérions jusqu’à présent pour nos manifestations le plus souvent ponctuelles. »
Comme lorsque nous avons proposé à l’automne 2021 une rando-visite guidée à la découverte des sources et fontaines. On avait bricolé des panneaux explicatifs éphémères, fléché le parcours pour ceux qui partaient en autonomie, installé un casse-croûte au sommet et convié certains de nos anciens pour transmettre leur savoir. C’était une vraie belle journée (même si je me suis contentée d’accueillir les gens au départ et à l’arrivée, car je claudiquais encore d’une fracture du pied). Un moment unique… trop unique.
Un bon coup de BEC
C’est pour cela que Stéphane, en mai dernier, a lancé cette idée : et si nous montions un projet pour aller plus loin, en candidatant au « BEC », le budget écologique citoyen du Conseil départemental ?
Ce projet-là, nous l’avons monté à trois (avec notre présidente Isabelle pour les questions administratives), évidemment avec l’aval de la municipalité et l’assentiment des autres membres de l’association. Puis il y a eu cette campagne des votes à l’automne qui nous a donné un coup de fouet. Et une visibilité nouvelle. Puis un budget sans commune mesure avec ce que nous gérions jusqu’à présent pour nos manifestations le plus souvent ponctuelles.
C’est une expérience que vivent beaucoup des collectifs lauréats du BEC, qu’ils soient récemment constitués ou plus anciens. Soudainement, on a des responsabilités, on doit voir plus grand, on a des échéances à tenir, des comptes à rendre, des gens à mobiliser… Certains le vivent mieux que d’autres.
Pour Trois Gouttes d’eau, ce sont d’abord les effectifs qui se sont étoffés. Partis à une petite dizaine de membres actifs, nous nous vîmes vingt-cinq en arrivant à la source. Ça doit s’organiser. Après une première réunion où il a fallu clarifier le projet pour mettre tout le monde à niveau, et un premier joyeux et boueux chantier participatif, nous avons vite compris que nous devions nous répartir en groupes de travail, qui se sont constitués par affinités : les manuels, les férus d’histoire, les organisateurs de moments festifs… Chaque tempérament a trouvé sa place.
De Barjot à Margot
Le dépôt du dossier au BEC nous a aussi permis de dessiner les contours précis de ce que nous voulions faire concrètement, dans la perspective d’associer l’attrait du patrimoine et la sensibilisation à un enjeu écologique majeur. Ça se décompose en trois volets, à réaliser d’ici à la fin de l’année.
Le premier volet consiste à restaurer le bâti détérioré d’une des sources et l’étanchéité d’une fontaine. Comme nous avons la chance d’avoir dans la commune un tailleur de pierre, il nous a paru naturel de valoriser son savoir-faire, qu’il vient de démontrer sur cette source Barjot (c’est son nom) bien cachée au fond des bois. Pour la fontaine, le chantier démarre ces jours-ci.
Nous mettrons encore Patrick à contribution pour ériger dans notre parc municipal une reconstitution de bac à chanvre (ou routoir), car l’histoire de l’eau à Saint-Maurice est aussi liée à celle de la culture du chanvre.
« Préparer un futur à nos descendants avec encore un peu d’eau au robinet… »
Enfin, nous élaborons un itinéraire de balade à la découverte de ce petit patrimoine remarquable (je n’ai même pas encore évoqué notre étonnante source-fontaine-lavoir dite fontaine Margot, qui à elle seule vaut le détour…). Le parcours sera balisé par des plaques en lave émaillée (encore un savoir-faire local) et par un descriptif dématérialisé qui va nous permettre trois niveaux de récit : grand public, enfants, passionnés d’histoire locale.
Il nous reste encore pas mal de pain sur la planche – ou de linge sur le plan incliné du lavoir. Mais nous sentons que le projet éveille de l’écho autour de nous : que ce soit dans le village, aux alentours, et même en nous permettant d’entrer en contact avec des collectifs voisins.
A quoi cela tient-il ? Sans doute en partie à la stimulation du BEC.
Tiens, mais finalement, peut-être aussi à ce que de plus en plus de monde prend conscience que les sécheresses à répétition, la disparition des haies et des zones humides, les opérations « ravitaillement par camion-citerne » et autres phénomènes inquiétants sont des alertes à prendre au sérieux ? Dans un tel contexte, tendre la main à nos ancêtres avec leurs fontaines-lavoirs, c’est peut-être préparer un futur à nos descendants avec encore un peu d’eau au robinet…